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Les trois hommes, le foulard rouge autour du cou, chevauchaient de front, en silence, fatigués et poussiéreux.
Au centre se trouvait le comte de Nissac, flanqué des barons de Fervac et de Florenty. Un aristocrate de vieille noblesse entre un ancien condamné à mort et un ex-galérien.
Ils se rendaient au château de Saint-Germain où venait de s’installer la Cour. Le secrétaire de Mazarin, qui n’avait point suivi son maître en son artificiel exil, insistait, par billet, pour qu’ils arrivent à trois heures de relevée très précisément.
Ainsi firent-ils, se demandant, dès leur arrivée, s’ils ne s’étaient point trompés d’heure, de lieu ou de jour.
Le roi Louis le quatorzième, sur un beau cheval blanc, précédait monsieur le maréchal de Turenne et tous les hauts seigneurs de la Cour tandis que de forts contingents de l’armée royale se trouvaient alignés de part et d’autre de l’allée pour rendre les honneurs aux trois cavaliers gris de poussière.
Le comte de Nissac se détacha légèrement de ses deux amis. Malgré la fatigue de l’interminable guerre contre la Fronde et son visage aux traits tirés, il avait belle allure, quoiqu’elle semblât curieuse à certains. L’épée au côté, deux pistolets à l’arçon de sa selle et un troisième à la ceinture, un manche de poignard dépassant d’une de ses bottes, une longue cape noire au vent, il portait jarretière de soie rouge et de dentelle blanche à son bras droit. Coiffé d’un chapeau de feutre marine au bord rabattu sur les yeux, et dont les magnifiques plumes rouges et blanches frémissaient au vent, il avait tout à la fois l’aspect d’un distingué chef de brigands et d’un grand seigneur s’en revenant de guerre.
Arrivé devant le roi, il tira les brides de son haut cheval noir qui, se dressant, leva les pattes en battant l’air tandis que dans le même temps, en un geste de grande élégance qui indiquait haute et ancienne noblesse, le comte enlevait son chapeau d’un geste large devant le monarque.
Celui-ci lui sourit.
— Bienvenue à vous… Monsieur le maréchal de Nissac !
Nissac mit quelques secondes à comprendre qu’il s’agissait bien de lui, puis :
— Sire, je vous ai servi comme tant d’autres l’ont fait.
— Non point. Mille tels que vous et le monde entier serait à moi.
— Mais nous ne fûmes que douze, Majesté.
Un voile de tristesse traversa le regard de Louis XIV.
— Et vous ne restez que quatre de cette magnifique aventure.
Les huit tombes des Foulards Rouges, à l’ombre de la petite église et du grand if, furent pensée commune aux deux hommes, puis le roi soupira :
— Vous ne saurez jamais, monsieur le maréchal, combien en ces terribles années vos multiples exploits soutinrent mon cœur, celui de la reine ma mère et du cardinal. Je vous en fais grand merci car, si vous n’aviez point été là, le jugement que je porte sur les hommes serait bien différent.
Le roi se pencha légèrement en avant sur l’encolure de son cheval et, baissant le ton :
— Chercheriez-vous quelqu’un en la foule ?
— En vérité, Votre Majesté…
Le roi se redressa, souriant de l’embarras du maréchal de Nissac.
— Savez-vous qu’il est personne qui vous attend avec grande impatience ?
Une crispation des mâchoires, un instant, indiqua assez l’intérêt du comte et la chose amusa Louis XIV qui, se tournant vers le château à l’extrémité de la longue allée, leva la main.
Tout au bout de l’alignement du millier de gendarmes, dragons, chevau-légers, mousquetaires et cuirassiers apparut silhouette féminine sortie des rangs des gens de Cour et qui se tenait seule et immobile au milieu de la grande allée.
Le visage du roi, brusquement, retrouva expression enfantine.
— Nissac, donnez-moi encore à rêver tout éveillé, prenez un galop comme je l’imagine des Foulards Rouges… et que je ne vous revoie point avant ce soir, à ma table !
Nissac enfonça les talons de ses bottes en les flancs de son haut cheval noir qui prit bientôt vitesse de grand galop.
Le roi, le millier de soldats, les courtisans regardaient non sans effroi la scène qui se déroulait sous leurs yeux, scène au reste d’une grande beauté, mais dont le sens leur échappait.
Le cheval noir filait, son cavalier presque couché sur l’encolure pour ne point offrir prise au vent qui faisait flotter sa longue cape noire et couchait les superbes plumes rouges et blanches de son chapeau.
Le cheval et son cavalier arrivaient droit sur Mathilde de Santheuil. Celle-ci ne bougeait point, et le cheval ne s’écartait pas d’un pouce de sa folle trajectoire.
Le roi, les soldats et les belles dames de la Cour poussèrent ensemble un cri d’effroi qui fut bientôt clameur, tous imaginant la baronne renversée.
Mais le cavalier fit chose bien extraordinaire, qu’on n’avait jamais vue encore et qu’on ne revit jamais plus à la Cour de Louis XIV.
Le pied gauche de Nissac quitta l’étrier et le comte, en grand équilibre, se pencha vers la droite, prenant en ses bras puissants la baronne comme la main cueille une fleur.
Puis, il déposa la jeune femme devant lui, assise par le travers de la selle, et ralentit sa monture.
Il sembla à tous que le couple échangeait bien long baiser. Enfin, tandis que la baronne passait les bras autour de la taille de son comte bien-aimé, celui-ci fit dresser son cheval noir sur ses pattes arrière et salua Louis XIV d’un geste plein de grâce en ôtant son chapeau à plumes.
Alors le cheval, d’un pas tranquille, mena le couple toujours enlacé vers le château.